Les maîtres de Crine
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Les Maîtres de Crine |
par Gildas Jaffrennou |
Quand Meyer se décida à me contacter, il était déjà trop tard, ou presque. Je l'appris plus tard: pour que ce type daigne s'abaisser à demander de l'aide à un non humain, il fallait que la situation fut réellement désespérée.
Bien entendu, lorsque je vins me présenter à son bureau, il fit tout son possible pour minimiser l'affaire.
"Monsieur Segno, me dit-il, nous avons un problème sur Crine.
- La colonie ?
- La colonie. Ils ont perdu beaucoup de temps sur leur programme de développement, et les raisons qu'ils avancent nous laissent perplexes. Apparemment, les conditions de surface ne correspondent pas aux observations préliminaires de la première expédition.
- ... Et c'est ça qui pose un problème ?".
Cela n'aurait pas dû en poser. Les colons qu'on envoie à l'autre bout du ciel ne sont pas des mauviettes. Et ils ne partent pas les mains vides.
"Qu'ont-ils comme équipement ?
- Standard pour une planète de type 4. Et ils ont l'air de dire qu'on les a envoyés sur une T8 ! Vous voyez le tableau ?"
Je secouai la tête.
"Impossible, une erreur pareille. La faune et la flore sont toujours très minutieusement étudiées avant de donner le feu vert à une installation, même limitée. T8... Vous voulez dire que des animaux les ont attaqués ?
- Hum. Disons qu'ils ont eu toutes sortes d'ennuis. Ils parlent aussi de perturbations climatiques...
- Le climat ? Perturbé ? Dites, vous êtes sûr de ne pas vous gourer de planète ?"
Meyer eut l'air choqué. Il est vrai qu'il représentait un gouvernement Qui Ne Se Gourait Jamais (je reconnais être partial).
Mais tout de même ! Il savait que j'avais passé la moitié de ma vie à faire ce genre d'études, et même si je n'étais pas de la première expédition sur Crine, je n'allais pas laisser démolir tranquillement la réputation des collègues qui avaient fait le boulot. Meyer me répondit d'une voix sèche:
"Monsieur Segno, nous ne nous sommes pas "gourés" comme vous dites. Il est possible que l'écosystème de cette planète ne se révèle pas totalement stable, avec tout ce que cela implique comme conséquences sur l'évolution du climat.
- Par pitié, ne me faites pas un cours. Qu'est-ce que vous attendez de moi au juste ?". Il accueillit la question avec soulagement.
"Je voudrais que vous vous rendiez sur Crine pour réévaluer la situation. Voir si vous pouvez y porter remède. Il suffirait peut être que les colons soient mieux informés sur les problèmes qu'ils rencontrent, et comme leurs données sont manifestement erronées...".
Silence éloquent.
"De plus, vous savez tous les espoirs que nous mettons dans cette colonie. Nous avons passé un contrat avec une société privée dont le soutien nous est indispensable pour la poursuite du programme.
- Je vois. Mais je vous préviens que la politique et moi...
- Oui, oui. ce n'est pas votre monde, je sais. Mais je voulais que vous ayez toutes les données en main.". Il eut un petit sourire. C'est là que j'aurais dû sentir le plan foireux.
Je sortis du bureau plutôt perplexe. Meyer m'avait donné carte blanche pour accomplir ma mission, ainsi qu'un dossier Mem que je visionnai sur mon terminal aussitôt rentré chez moi.
Crine est la deuxième planète d'un système en comportant sept, orbitant autour d'une étoile de type J4. Son rayon orbital, sa taille et son atmosphère en font manifestement une planète de type terrestre, avec une océanographie plus faible, des saisons peu marquées et des températures moyennes plus élevées.
Bref, un vrai paradis à première vue. La colonie était financée et dirigée par une compagnie privée, la Clydencorp, qui avait par contrat avec le gouvernement d'Alciol le monopole de tout ce qu'il y aurait à gagner sur Crine dans les cinquante prochaines années, moins les taxes bien entendu. Le gouvernement ne donne jamais rien pour rien. Il fait semblant.
Comme la planète avait été classée T4, c'est-à-dire à climat tempéré et faune inoffensive, il n'y avait ni zoologiste, ni botaniste, ni écologiste dans les premiers contingents de colons débarqués. Il fallait que la Clydencorp rentre dans ses frais, et la recherche dans ces différents domaines était un luxe.
La somme investie comportait cependant un nombre de décimales considérable: ils étaient sûrs d'eux.
Et cette compagnie faisait partie de celles qui arrivent à ne jamais perdre d'argent.
Les colons, sur place, ne devaient déjà pas beaucoup rigoler au départ.
Les douze jours de voyage se passèrent sans incident notable. J'accompagnais le transport de ravitaillement mensuel, une sorte de poids lourd spatial inconfortable et malodorant. Le pilote était du genre vieux routard galactique qui ne s'étonne de rien. Il avait été prévenu de ma présence à la dernière minute et m'avait accepté à bord avec un haussement d'épaule résigné.
"- Moi c'est Blosnen. Vous êtes le xénologue ?
- Yoss Segno, pour vous servir.
- Bienvenue à bord. J'espère que vous aimez la bouffe en conserve.
- Ne vous en faites pas pour ça ! Dans ma partie, on sait s'adapter !"
Ce fut notre plus longue conversation pendant le voyage vers Crine.
Vue en orbite, c'était une vaste sphère bleutée recouverte d'importantes formations nuageuses. Les rares étendues continentales que je pus entrevoir de l'espace étaient d'un vert profond entrecoupé de grands fleuves ondoyants.
Puis nous descendîmes vers la surface. Le premier aperçu que j'en eus en émergeant des nuages fut une vision de cauchemar. Une tempête balayait la forêt, faisant onduler les sarouques comme d'immenses algues dans une marée d'équinoxe. Les éclairs déchiraient l'écume tourmentée du ciel de décharges crépitantes.
Blosnen avait son engin bien en main. Il reprit un peu d'altitude et mit le cap au nord. Quelques minutes plus tard, nous arrivions en vue de la colonie.
Les baraquements étaient bâtis au flanc d'une colline au sommet de laquelle une courte piste avait été sommairement installée. L'atterrissage en lui-même fut plutôt rude, mais il fallait voir les rafales de vent et de pluie nous secouer dans tous les sens ! Je ne recommençai à respirer qu'une fois le vaisseau immobilisé.
Personne ne nous attendait. Sans doute l'orage avait-il couvert le bruit de notre arrivée.
Traînant mes lourd bagages, je suivis Blosnen vers les baraquements. Un mélange d'eau et de boue ruisselait sur la pente, rendant le sentier glissant. Nous parvînmes enfin au bâtiment principal, une construction en préfabriqué de deux étages moche comme tout, et pas arrangée par l'éclairage. Le pilote se mit à marteler la porte.
Elle finit par s'ouvrir sur une vaste pièce chaude et lumineuse. Nous étions trempés comme des soupes. Une dizaine d'hommes et de femmes nous accueillirent en riant.
"Alors, Blosnen, elles marchaient plus, les douches du vaisseau ?
- Il en a peut-être marre de l'eau$recyclée !
- T'as pas peur de choper la crève ?
- Tu parles ! Ça lui ferait des vacances à ce flemmard !"
Blosnen eut un sourire en coin. "Vos gueules, bûcherons, faites pas chier le marin. Y'a pas autre chose à boire que de l'eau de pluie dans votre bourbier puant ?"
Tout cela sur le ton de la franche camaraderie. Au moins ça de positif.
Je commençais à me débarrasser de mes vêtements trempés, quand je m'aperçus soudain que tout le monde se taisait.
"Merde! un poilu!" dit quelqu'un.
Blosnen s'éclaircit la voix.
"Je vous présente Yoss Segno, envoyé du gouvernement d'Alciol. Monsieur Segno, voici Raymond Tenbar, l'administrateur de la colonie".
Un homme de forte carrure, bronzé, au visage buriné et au regard franc. Il me tendit la main.
"Bienvenue sur Crine, monsieur Segno. Excusez mes hommes, ils n'ont pas l'habitude de côtoyer des canins. Les quelques non-humains de la colonie sont sauriens et aviens, ce qui fait que ...
- Ne vous en faites pas. Nous avons tous des préjugés et je me doute bien que vous vous attendiez à autre chose. Reconnaissez tout de même qu'il fait un temps de chien aujourd'hui !"
L'atmosphère se détendit un peu. Tenbar sourit.
"Venez près du feu vous réchauffer. Alain, prends ses vêtements. Vince, va chercher une bouteille de fumecrâne. Je ne pense pas que monsieur Segno veuille commencer son séjour par un mauvais rhume!
- D'autant plus qu'à ce qu'il paraît, je risque d'avoir besoin de tout mon flair !"
On me servit un verre d'un genre d'alcool sirupeux vert clair à l'odeur de sève, que je dégustai pendant que Tenbar achevait les présentations.
Chauffé de l'extérieur par un bon feu de bois et de l'intérieur par ce curieux tord-boyaux manifestement de fabrication locale, je commençai à reprendre goût à la vie. Je tâchai de mémoriser les noms, les visages et les fonctions des colons présents. Tous faisaient partie des cadres.
Ils devaient bien nous attendre, finalement.
Je vis immédiatement à quel point tous semblaient usés par des mois de travail dans des conditions difficiles. Blosnen avait dit vrai: Ils étaient des bûcherons. Ils devaient défricher quelques 20000 hectares pour ensuite bâtir ce qui deviendrait la capitale de la colonie. 1205 personnes avec pour environ 250 MégaCrédits de matériel lourd. Et pas le droit à l'échec: tous avaient signé un contrat avec le gouvernement et la Clydencorp les engageant à s'installer sur Crine pour au moins cinq ans.
Ray Tenbar m'expliquait tout ça de son ton calme et clair. Il n'avait pas été surpris que l'on ne m'ait donné aucune information sur la colonie elle-même.
"C'est la Clydencorp qui mène le bal. Ça fait près de quinze ans que je bosse pour eux, alors je commence à les connaître. Si tout marche bien, ils vous couvrent d'or et de gloire, mais au premier pas dans la merde, ils s'arrangent pour vous y pousser et éviter les éclaboussures. Et en ce moment, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on a marché dedans.
- Si vous me donniez quelques détails sur vos ennuis...
- ...
- On m'a dit que les animaux vous posaient des problèmes, entre autres.
- Les animaux ? Oh ! oui, bien sûr. Ces petites saloperies de chazuls. Ce sont des oiseaux nectarivores, ou du moins ils l'étaient. Ceux qui viennent dans le coin sont devenus hématophages... On a appris à s'en méfier, comme des fronpierres et des bonfiks. Ils nous posent quelques problèmes, mais personne n'est mort à cause d'eux.
- Parce que vous avez eu des morts ?
- ...? On ne vous a rien dit de ça, non plus ? Nos effectifs initiaux étaient de 1250 personnes. Faites le compte !
- Qu'est-ce qui s'est passé ?
- ...
- Mais encore ?
- ... Ça a commencé ... par des groupes d'ouvriers qui partaient travailler... et qui ne revenaient pas...
- Hein ? Mais vous avez dû faire des recherches, non ?
- On les a retrouvé. Tous morts. Foudroyés."
Sa voix avait progressivement baissé d'intensité, et il avait prononcé ces derniers mots d'une manière hachée, déformée par une émotion mal contenue.
" Foudroyés... par des armes énergétiques ?"
Tenbar serrait les lèvres. Il secoua la tête.
"Vous voulez dire... c'était vraiment la foudre ?
***